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Martin Indyk répond aux questions de Gilles Kepel à propos de son livre, Master of the Game, et livre ses analyses sur l’héritage de la diplomatie kissingerienne au Moyen Orient

  • January 18, 2022

Notre invité aujourd’hui est Martin Indyk, distinguished fellow au Council on Foreign Relations (CFR) et ancien ambassadeur américain en Israël, ancien secrétaire d’État adjoint pour les affaires du Moyen-Orient et assistant spécial du président Clinton pour le Moyen-Orient.

Notre discussion portera sur son nouveau livre, Master of the Game. Henry Kissinger and the art of Middle East diplomacy, qui s’appuie sur des heures de conversation avec Kissinger mais aussi une plongée dans les archives. Cette lecture fascinante sur une période si compliquée de l’histoire du Moyen-Orient – et plus largement du monde – est aussi un page turner extrêmement bien écrit, dont j’ai particulièrement apprécié la lecture.

Ce livre n’est pas seulement fait pour les passionnés d’histoire : il fournit de nombreuses leçons pour aujourd’hui et pour demain, en s’appuyant sur une grande érudition. L’auteur a suivi les traces de Kissinger alors que lui-même dirigeait des négociations de paix au Moyen-Orient, où il était donc directement confronté à l’héritage de l’ancien Secrétaire d’État. Cet ouvrage brosse enfin une galerie d’impressionnants portraits de dirigeants et un récit vivant qui s’appuie sur le sens de l’autodérision de Kissinger, que vous partagez avec lui, cher Martin.

Permettez-moi de revenir d’abord sur le titre même de votre ouvrage, Master of the Game, dont j’aimerais essayer d’interroger le sens. Les réussites de Kissinger avec Sadate, lorsque ce dernier a sorti l’Égypte de l’alliance soviétique au lendemain de la guerre d’octobre 1973, guerre qui avait commencé avec l’offensive arabe victorieuse suivie de la contre-offensive israélienne victorieuse grâce au réapprovisionnement américain, sont connues. Mais l’une des conséquences inattendues de cette victoire israélienne fut l’isolement de l’Égypte, qui ne pouvait plus, par conséquent, jouer son rôle de principale capitale panarabe. Certes le traité de paix avait supprimé la menace militaire égyptienne pour l’État juif mais de nombreuses autres menaces allaient suivre, notamment les deux intifadas.

Ma question est donc la suivantes : Sadate n’était-il pas lui-même, en réalité, le « maître du jeu », celui qui a récolté les fruits de cette séquence en forçant les États-Unis à dépenser des milliards de dollars d’aides étrangères, à égalité avec ce qui était dépensé pour Israël, malgré la disgrâce de l’Égypte en tant qu’intermédiaire pour la politique américaine ? Ne pourrait-on pas dire, à ce titre, que Sadate s’est montré plus rusé que Kissinger ?

Martin Indyk

Merci Gilles, c’est un plaisir et un honneur d’être avec vous.

J’ai intitulé le livre « Maître du jeu » et non pas « Le Maître du Jeu ». Sadate était en effet un autre maître du jeu. Comme je le montre dans le livre, il a eu à plusieurs occasions un coup d’avance sur Kissinger et l’a précédé plutôt qu’il ne l’a suivi. Mais Sadate et Kissinger ont également travaillé très étroitement ensemble dès lors qu’ils avaient aligné leurs intérêts. Dans un premier temps, Kissinger a vu en Sadate un imbécile. Il en parlait comme d’une sorte de personnage tout droit sorti de l’opéra de Verdi, Aïda, dont l’action se déroule en l’Égypte ancienne. La relation entre Sadate et Kissinger commence lorsque le président égyptien décide d’expulser les 20 000 conseillers militaires russes qui étaient présents en Égypte, ce que Kissinger avait demandé publiquement deux ans auparavant.

Il était même allé jusqu’à déclarer que lorsqu’un pays ferait un tel geste, les États-Unis seraient prêt à l’aider. Or quand Sadate le fit, Kissinger avait si peu d’estime pour lui que sa réponse fut plus ou moins la suivante : « Il m’a donné quelque chose en échange de rien : pourquoi devrais-je lui donner quoi que ce soit ? » – et il ne fit effectivement rien. Et il persista dans cette attitude même quand Sadate lui envoya son conseiller en sécurité nationale pour lui présenter une initiative de grande envergure – que je détaille dans le livre – neuf mois avant que la guerre du Kippour n’éclate, en février 1973. Kissinger était d’abord très enthousiaste à l’égard de cette nouvelle administration, tout comme Nixon. Mais aussitôt que Rabin, l’ambassadeur d’Israël à Washington, et Golda Meir, Première ministre israélienne de l’époque, l’eurent écartée au prétexte qu’elle n’avait rien de nouveau, Kissinger l’abandonna.

J’argumente dans le livre, même si c’est contrefactuel, que s’il avait considéré Sadate et avait pressé les Israéliens de répondre à son initiative, ils auraient peut-être pu éviter la guerre. Car le but de Sadate était de faire la paix. C’est seulement quand il en est arrivé à la conclusion qu’il ne serait pris au sérieux que s’il faisait la guerre qu’il a finalement décidé de la faire. Et c’est uniquement après cela que Kissinger a compris quel était son jeu. Il l’a ensuite intégré et modelé selon ses propres intérêts.

Pour ce qui concerne l’isolement de l’Égypte que vous évoquiez, Kissinger en était très préoccupé, tout comme l’était Sadate à l’époque. Du point de vue de Kissinger, il essayait de maintenir un statu quo, un ordre et il était arrivé à la compréhension qu’il ne pourrait pas le maintenir s’il ne traitait pas les doléances arabes à propos de l’occupation des territoires par Israël débutée six ans plus tôt. Pour lui, le processus de paix était un moyen, un mécanisme pour maintenir l’ordre.

Son vrai défi était de sortir l’Égypte du conflit. Écarter l’Égypte – le plus grand et le plus puissant des pays arabes d’un point de vue militaire –  rendait en substance impossible pour d’autres États arabes d’envisager la guerre. Cela s’est avéré être un bon calcul. Mais il a compris que Sadate ne pourrait prendre cette décision seul. C’est donc pour légitimer l’engagement pacifique de Sadate avec Israël que Kissinger a négocié un accord avec la Syrie d’Hafez el-Assad, ayant effectivement compris que c’était nécessaire.

Seulement, c’est après que Kissinger eut quitté ses fonctions que Carter fit la paix et que l’Égypte fut véritablement isolée. Kissinger n’a jamais cherché à en faire une paix qui aurait signifié la fin du conflit. Il a toujours travaillé dans le sens d’une autre étape, et cette étape, en réalité, si Ford avait été réélu et qu’il était resté secrétaire d’État, aurait été un accord – en l’absence de paix – de non-belligérance. Il aurait alors impliqué avec lui – ou essayé d’impliquer du moins – Assad.

Durant tout le temps où il négocia le deuxième accord avec Sadate, il allait à Damas pour amadouer Assad. Comme je l’explique dans mon livre, Assad commençait à parler de paix. Car ce travail de préparation de terrain que Kissinger menait avec Sadate et Rabin pour l’accord de non-belligérance, il l’effectuait également avec Assad. Je pense donc que Kissinger n’avait pas l’intention d’isoler l’Egypte et qu’il serait injuste de le critiquer pour cela.

Gilles Kepel

Vous faites référence, tout au long du livre – et vous y avez déjà fait allusion – à la thèse de doctorat et premier ouvrage du docteur Kissinger, A World Restored. Metternich, Castlereagh, and the Problems of Peace 1811-1822. Cette ère de la diplomatie a préparé le chemin vers la paix européenne du XIXe siècle après la défaite de Napoléon tout en conservant un rôle important pour la France. Kissinger était très enclin, comme vous le démontrez, à construire un tel système d’équilibre pour le Moyen-Orient. Cependant, à la lecture de votre livre, il semble qu’il ait sous-estimé le retournement de l’équilibre du pouvoir dans la région, des pays dits “champs de bataille”, comme l’Égypte et la Syrie, aux pays exportateurs de pétrole de la péninsule arabe. Il a des mots assez désobligeants, et vous les citez dans votre livre, sur les “bédouins” qui auraient fait de la superpuissance américaine un otage des prix du pétrole.

Il exprime même une certaine nostalgie pour la diplomatie de la canonnière et se montre très sensible, et vous insistez beaucoup sur cela, au dossier israélo-arabe alors que la politique des États-Unis s’était plutôt concentrée, depuis le pacte du Quincy, juste après Yalta, sur la protection et l’approvisionnement de l’Occident en pétrole bon marché pour concurrencer le bloc soviétique. Ainsi, en 1956, Ike Eisenhower avait ordonné à Israël, avec le Royaume-Uni et la France, de quitter le canal de Suez et, en juin 1967, c’est la France qui fut la clef de la victoire d’Israël dans la guerre des Six jours grâce aux avions Mirage.

Que faites-vous de cela ? Dans votre livre, vous soulignez l’ambivalence de la relation que Kissinger entretient avec Israël en tant que « juif non pratiquant d’ascendance allemande » comme vous l’appelez. Diriez-vous que cela a diminué sa capacité à comprendre l’importance primordiale de la question pétrolière dans les politiques américaines et fait pencher encore un peu plus la balance vers la paix israélo-arabe, prenant Kissinger au dépourvu par l’embargo sur le pétrole ?

Martin Indyk

C’est une question très intéressante et je pense que je dois développer un peu si vous me le permettez.

D’abord, sa thèse de doctorat – qui est également le premier livre qu’il a publié – The World Restored, est un élément très important car c’est ce modèle, qu’il avait développé dans ses propres études, qu’il a ensuite essayé d’appliquer au Moyen-Orient. C’était un type d’approche classiquement orientaliste. Kissinger n’avait aucune connaissance du Moyen-Orient mais avait un savoir profond de l’histoire européenne. Si le XIXe siècle européen avait plus ou moins maintenu la paix pour cent ans grâce à l’équilibre des puissances, pourquoi ne pas appliquer ce modèle au Moyen-Orient ? C’est ce qu’il a effectivement essayé de faire.  Castlereagh et Metternich ont fait passer la France du statut de puissance révolutionnaire à celui de puissance du statu quo après les guerres napoléoniennes. Kissinger a fait passer l’Égypte du statut de puissance révolutionnaire à celui de puissance du statu quo après la guerre du Kippour de 1973. C’est à cela qu’il était entièrement consacré et cela a fonctionné. De son point de vue, cela a même très bien fonctionné. Mais le pétrole, aussi vital soit cette ressource pour les États-Unis, était un enjeu qu’il prenait en quelque sorte pour acquis.

Il est difficile de se le figurer aujourd’hui, mais au début des années 1970, le pétrole était géré par les entreprises pétrolières américaines, les Majors, les sept sœurs. Ce sont elles qui traitaient avec l’Arabie Saoudite et le gouvernement américain ne s’attendait pas du tout, au moment où la guerre a éclaté, à ce qu’il y ait un embargo pétrolier. Certes, une inquiétude guettait, mais les États-Unis n’en avaient jamais été réellement préoccupés jusqu’à ce que cela n’arrive.

Ce sur quoi Kissinger a ensuite concentré ses efforts était d’ailleurs l’embargo en soi plutôt que la hausse des prix du pétrole, qui étaient bien évidemment imposée par son ami le Shah d’Iran, pas par le roi Fayçal. L’embargo a évidemment aidé à soutenir la hausse des prix du pétrole mais cette hausse était première. S’il n’accordait donc que peu d’intérêt à ces questions au départ, quand l’embargo a été mis en place en revanche, il y a répondu, comme vous l’avez dit, avec une rhétorique typique des grandes puissances. Vous avez déjà fait référence à la diplomatie de la canonnière, ici, son attitude était : « Mais qui sont-ils donc pour nous prendre en otage, nous, comme cela ».

Kissinger était déterminé à ce que les pays exportateurs de pétrole ne tirent rien des États-Unis en continuant l’embargo, et il les a constamment repoussés quand ils ont essayé de s’en servir comme d’un levier. Sa position était la suivante : « nous aurons un processus de paix, mais nous n’allons pas forcer Israël à revenir aux frontières de 1967 seulement parce que vous retenez le pétrole – cette logique serait sans fin. Si nous cédons sur cela, nous devrons céder sur tout le reste. Alors nous n’allons céder sur rien ».

Il a finalement réussi à ce que Nixon se range derrière cette ligne. Son dialogue avec le roi Fayçal est fascinant à cet égard : il y a un réel engagement entre l’historien européen et allemand et ce roi Bédouin. Et cet engagement arrive à terme, ce qui revient à dire que Fayçal a accepté l’approche incrémentale de Kissinger d’imposer les frontières de 1967 à Israël, plutôt que celle d’Eisenhower en 1956. Kissinger a donc réussi à convaincre Fayçal d’accepter cette approche comme il l’avait fait pour Assad et pour Sadate. C’est parce que Kissinger était un maître dans l’art de convaincre ces différents pays d’un côté et Israël de l’autre que j’appelle cela l’art de la diplomatie au Moyen-Orient. Israël a accepté d’abandonner du territoire, ce qu’elle était déterminée à ne jamais faire : le talent de Kissinger était bien celui de la manipulation des arguments pour rassembler tous ces pays.

Gilles Kepel

Vous avez de longs passages à propos de l’identité juive de Kissinger et de la manière dont elle était perçue, pas nécessairement dans le monde arabe où, après certaines hésitations, les dirigeants ont pensé d’une certaine manière qu’en tant que juif, il serait capable de tirer plus de concessions d’Israël, mais également dans l’administration Nixon. Les pages que vous écrivez sur sa manière de composer dans et avec cette administration antisémite sont fascinantes. Certaines remarques de Nixon sont à ce titre révélatrices, notamment lorsqu’il affirmait à propos de Kissinger : “Il est mon tout premier secrétaire d’État qui ne se fait pas une raie sur le côté”. Ce que vous écrivez à propos de cette relation très complexe avec les dirigeants israéliens est extraordinaire, notamment sur sa relation avec Golda Meir – comme une sorte de mère juive – ou avec Rabin, avec qui ses rapports étaient très complexes.

Pensez-vous que l’identité juive de Kissinger lui ait offert des avantages propres ? D’autres secrétaires d’État n’avaient pas ce type d’intellect ou cette identité complexe qui, d’une certaine manière, même si ce n’était pas un expert de la région, comme nous le verrons, lui donnait une sorte d’accès atavique à ce qui se passait au Moyen-Orient.

Martin Indyk

J’ai suivi les traces de Kissinger comme envoyé juif américain, à l’instar de Dennis Ross dans les années suivantes ou même de Jared Kushner durant les années Trump. S’il est devenu assez naturel aujourd’hui pour des Juifs américains de se retrouver impliqués dans la diplomatie israélo-arabe, ce n’était pas naturel à cette époque. Nixon était un antisémite et s’il a nommé Kissinger conseiller à la Sécurité nationale c’est, je pense, précisément parce qu’il était juif. C’était son moyen de traiter avec les Juifs, les élites en général et l’élite de la côte Est. Mais il n’a jamais laissé Kissinger l’oublier et il le taquinait constamment à propos de sa judéité. Dès le début de son mandat, il a signalé à Kissinger qu’il ne pourrait pas être impliqué au Moyen-Orient du fait de son identité juive. En d’autres termes, il a, dès le départ, accusé Kissinger de loyauté envers les Juifs et je pense que Kissinger en a été profondément offensé. Mais, à sa manière toute kissingerienne, il était déterminé à contourner cela ; à ne pas abandonner le poste en démissionnant mais plutôt à travailler en surpassant cela. Et il l’a fait de deux manières.

D’abord, en acceptant de faire des “plaisanteries” sur les Juifs. Il y a des exemples sur les enregistrements où il dit des choses assez peu recommandables à propos d’autres Juifs. Et même en acceptant la mise sur écoute de ses amis juifs dans la presse.

Ensuite, essentiellement en taisant ce qu’il faisait avec Israël à cause de l’inquiétude qu’il avait d’être accusé de loyauté juive. Il est toujours très réticent, à ce jour, à admettre ce qu’il faisait. Mais c’est là, dans les documents, et c’est très clair : sur beaucoup d’aspects, il a aidé Israël.

D’un autre côté, il était très inquiet à propos de la manière dont les Arabes le percevaient en tant que Juif. Il y a cette scène formidable dans laquelle Nixon accueille les ministres arabes des Affaires étrangères au milieu de la guerre du Kippour de 1973 dans le Bureau ovale et où il lance : « Mon secrétaire d’État est juif mais il va être avec moi pour faire pression sur Israël ». Les ministres se moquent en retour de lui en disant : « nous sommes également sémites ». Pour eux, ce n’était en réalité pas un réel problème. On était en présence d’un contraste fascinant entre cette Maison Blanche antisémite et cette bande de sémites qui étaient prêts à travailler avec Kissinger. Ils étaient prêts à travailler avec lui précisément parce que, comme vous l’avez dit, leur calcul était qu’il pouvait mieux réussir à convaincre les dirigeants juifs d’Israël.

Une autre scène incroyable l’illustre, avec le roi Fayçal celle-ci. Fayçal était également un antisémite à sa manière, persuadé d’un complot communiste et sioniste. Alors qu’il fait la leçon à Kissinger sur ces « terribles juifs » et les choses terribles qu’ils font, il le bénit et lui dit « j’espère que vous réussirez ». Même à ce moment, Kissinger était accepté par Fayçal du fait de la croyance qu’il pouvait être utile là où les Américains non juifs WASP ne le pourraient pas : en donnant à Israël ce qu’elle attendait de Washington.

Gilles Kepel

En lien avec ce que nous venons de dire, j’ai été également frappé à la lecture de votre livre par le fait que Kissinger, pour autant que j’ai pu comprendre, n’ait pas vraiment accordé d’attention à l’importance de l’Islam dans la sphère politique. Lorsqu’il va visiter le roi Fayçal par exemple, il ne mentionne pas cela une seule fois. Or comme vous le savez, la guerre du Kippour avait été appelée “guerre du Ramadan” de l’autre côté de la ligne de front. Elle a aussi dû être caractérisée comme une guerre sainte (djihad), sans quoi les soldats musulmans n’auraient pas été autorisés à manger du lever au coucher du soleil car ils devaient jeûner pendant le ramadan. Seriez-vous d’accord pour dire que Kissinger ignorait totalement cet aspect ?

Martin Indyk

Oui, je pense qu’il est juste de dire qu’il était complètement ignorant de ce que vous décrivez. Il n’y a aucune indication qu’il ait été au fait d’une quelconque dimension religieuse du conflit. Et encore une fois, sa partielle ignorance du monde arabe et musulman vient de ce qu’il ne l’avait jamais étudié, n’avait jamais écrit à son propos, n’y avait jamais voyagé. Or il voyageait énormément avant d’entrer au gouvernement. Il a voyagé six fois en Israël, passé beaucoup de temps en Asie du sud-est, et en Europe bien sûr, mais n’avait jamais voyagé au Moyen-Orient, de même qu’il n’a jamais écrit à propos de l’Empire ottoman quand il a écrit sur l’histoire européenne du XIXe siècle. Il ignorait donc tout de cette dimension.

Mais au-delà de cela, et je pense que c’est le point le plus important, il regardait le monde à travers la focale des grandes puissances. C’était un monde hiérarchisé, un monde westphalien composé d’États. Kissinger était seulement intéressé par l’interaction entre des États en tant que grandes puissances : ses actions en faveur de la construction d’un ordre au Moyen-Orient face à l’Union soviétique ou l’ouverture à la Chine étaient toutes dirigées vers un équilibre des pouvoirs entre les grandes puissances. Et pour revenir à la Jordanie, il appréciait son roi mais n’était pas intéressé par le pays car il n’avait pas de poids dans le système. Les mouvements islamiques n’étaient pas des États, l’OLP n’était pas non plus un État. Il ne comprenait donc pas ces mouvements, les seuls problèmes qu’il identifiait étaient liés au fait de maintenir une stabilité dans l’équilibre des pouvoirs entre les grandes puissances régionales au Moyen-Orient.

Gilles Kepel

Je voudrais, si vous l’acceptez, que l’on ouvre la boîte à outils kissingerienne pour essayer d’analyser quelques événements très récents au Moyen-Orient et voir ce que nous pouvons en faire – vous répondrez soit en votre qualité d’élève suprême de Kissinger, soit en votre qualité de Martin Indyk, ou même les deux, comme vous le souhaitez.

D’abord, pourriez-vous nous partager votre analyse des Accords d’Abraham d’un point de vue kissingerien ? Diriez-vous que ces accords correspondent à son approche graduelle de recherche d’un équilibre et qu’ils auraient réussi à concilier la sécurité d’Israël avec une approche “post-pétrole” où les fonds souverains des monarchies pétrolières ont besoin de s’appuyer sur les start-up nationales de la high tech afin de produire et d’exporter de nouvelles énergies au monde de demain ? Ou cette approche est-elle pour vous “trop naïve” – dans une perspective kissingerienne ou de votre propre point de vue – tant qu’un autre grand acteur régional, l’Iran, post-révolutionnaire, n’aura pas trouvé sa place en son sein.

Pourriez-vous être notre master of the game pour 2021, cher Martin ?

Martin Indyk

Soit, appliquons les principes de Kissinger.

Il avait d’abord un point de vue circonspect face à la paix, face à l’idée que les nations négocieraient des accords de paix durant leurs conflits et que tout irait bien dans le monde. Il pensait que les accords de paix ne valaient pas le papier sur lequel ils étaient écrits et que les nations retournerait en guerre dès que bon leur semblerait.

Kissinger avait identifié quelque chose de plus fiable que la paix : l’ordre. Mais au Moyen-Orient, il avait compris qu’il devait légitimer cet ordre et qu’il avait besoin d’un mécanisme pour cela. Le processus de paix, le processus nécessaire à l’établissement de la paix, et non la paix elle-même, était à ses yeux un mécanisme de légitimation. Ce processus de paix était pour lui ce qui donnerait aux Arabes un intérêt à maintenir l’ordre, car ils entreverraient, à travers le processus d’établissement de la paix, la possibilité de regagner les territoires occupés et que cela créerait un sentiment de justice, d’un minimum de justice dans le système. C’était la façon dont il considérait la chose.

Son point de vue était que les Arabes n’étaient pas prêts à se réconcilier avec Israël – il ne faut pas oublier que nous parlons des années 1970 – et qu’Israël n’était pas dans une position idoine pour faire les dernières concessions que les Arabes exigeaient pour une telle réconciliation, c’est-à-dire se retirer dans les frontières de 1967. Sa formule n’était donc pas “des territoires contre la paix” mais “des territoires contre du temps”. Il comprenait l’importance du temps. Pour lui, ce temps aurait dû servir à “épuiser les Arabes”. C’était également du temps pour qu’Israël se renforce avec le soutien américain et réduise son isolement jusqu’au point où le pays serait assez fort pour faire les dernières concessions territoriales. C’était son dessein et les accords d’Abraham, en un sens, sont la confirmation de son hypothèse que les Arabes “s’épuiseraient” finalement d’eux-mêmes.

Je pense que c’est Mohammed ben Zayed qui a dit “nous sommes fatigués de ce conflit” pour justifier la normalisation avec Israël. Cela a pris quarante ans et je pense que Kissinger a vraiment “pris son temps” pour cela. Et je sais, pour en avoir parlé avec lui, qu’il est assez satisfait de ce résultat et que c’était effectivement ce qu’il avait en tête. Bien sûr, dans le même temps, Israël est devenue puissante – la puissance militaire la plus importante de la région – et elle a abandonné du territoire contre du temps. Mais elle a aussi utilisé ce temps pour resserrer son emprise sur la Cisjordanie. Quand Kissinger a quitté son poste, il y avait 1900 colons. Aujourd’hui, il y en a presque 500 000 en Cisjordanie. Ce n’était pas du tout ce qu’il avait en tête.

C’est une ironie cruelle quand on pense que le mécanisme qu’il avait conçu sous-entendait qu’Israël abandonne des territoires, y compris en Cisjordanie. Il voyait les Palestiniens comme un État en devenir. Il croyait en une solution à deux États dans laquelle Israël devrait abandonner des territoires. Il disait même que si Israël ne soutenait pas cela, si elle s’appuyait sur la force brute, c’est-à-dire sur la seule occupation militaire, elle prendrait le risque d’épuiser sa posture morale. Pour Kissinger, le fait que les Palestiniens aient un État correspondait à sa vision du monde.

Je pense donc que les Accords d’Abraham sont en un sens un accomplissement de cette vision kissingerienne. Mais le processus de légitimation nécessite qu’Israël s’accorde également avec les Palestiniens.

Gilles Kepel

Je me demandais également une autre chose : vous insistez sur l’idée qu’il faut, dans sa vision du Moyen-Orient, ne laisser personne en dehors de ce processus.

Martin Indyk

Personne, en effet, qui puisse perturber l’ordre depuis l’extérieur.

Gilles Kepel

J’espère que Kissinger nous regarde et voit ces deux jeunes gens qui ne comprennent rien.

Martin Indyk

 Il serait très content que nous parlions de lui.

Gilles Kepel

Nous lui disons bonjour.

Que ferait-il alors, selon vous, de la question de l’Iran ? Penserait-il que le système des Accords d’Abraham ne serait complet que si l’Iran, ou éventuellement un Iran post-Khamenei, le rejoignait un jour ?

Martin Indyk

Kissinger voit l’Iran comme l’une de ces grandes puissances dans la région, comme une grande puissance régionale et également comme une grande civilisation. Et je pense qu’il a eu une désillusion après son admiration pour le Shah d’Iran mais qu’il est resté favorable à l’idée que l’Iran devait faire partie de l’ordre régional. Cependant, c’est un État révolutionnaire et, par définition, en tant qu’État révolutionnaire, il cherche à perturber l’ordre. Kissinger dit donc que quand l’Iran choisira de passer du statut d’État révolutionnaire au statut d’État au sens traditionnel, comme un État ayant un intérêt à préserver : celui de maintenir l’ordre. À ce titre, il devra être ramené dans le giron régional.

Gilles Kepel

L’Égypte était aussi un État révolutionnaire.

Martin Indyk

Oui, et l’idée de Kissinger était de l’intégrer dans cet ordre régional. Il n’est donc pas du tout intéressé par le changement de régime, que ce soit pour l’Iran, l’Irak, ou n’importe quel État : il ne croit pas en cela. Il croit que les États, à la fin, agiront en fonction de leurs intérêts et que le défi est alors de convaincre l’Iran d’agir comme un État qui a un intérêt dans l’ordre. Dans le même temps, il est en faveur de l’idée qu’Israël et les États arabes, soutenus par les États-Unis, devraient contrer l’Iran, qu’ils devraient maintenir un équilibre des pouvoirs dissuasif à l’égard de l’Iran. Jusqu’au point où – et on retrouve le goût kissingérien du temps long, car cela pourrait prendre de nombreuses années – l’Iran reprenne son grand rôle d’autrefois, comme garant de l’ordre dans le système.

Gilles Kepel

Une dernière question – je promets que c’est la dernière question mais je suis sûr que personne ne s’y opposera car je suis convaincu que tout le monde pourrait vous écouter pour une heure supplémentaire – qui est sur les lèvres de tout le monde, particulièrement en Europe, alors que le Vieux Continent se voit aujourd’hui comme le voisin d’à côté du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Avec le retrait des États-Unis de Kaboul, suivi par le recentrage des États-Unis sur le Pacifique du Sud au lieu de l’Atlantique du Nord, l’OTAN sera peut-être bientôt remplacée par une sorte de SPTO (South Pacific Treaty Organization – si cela sonne bien) comme le gardien de la paix mondiale et des intérêts occidentaux.

Le retrait des États-Unis de Kaboul – et nous disons le retrait américain car il y a eu un autre retrait qui n’était pas américain avant cela – est-il compatible avec l’approche kissingerienne des relations internationales ou en signe-t-il la fin ? Pensez-vous que les États-Unis voient toujours la sécurité de la zone Moyen Orien/Afrique du Nord comme un enjeu clé, comme c’était encore le cas quand vous faisiez la “navette” – selon vos propres mots – et quand Kissinger était en poste ? Quel serait alors votre conseil pour l’Europe ?

Martin Indyk

Je pense que Kissinger serait totalement d’accord avec l’idée que nous devons accorder plus d’attention à la montée en puissance de la Chine. Il a bien sûr présidé la politique étrangère américaine dans un temps où les États-Unis opéraient un repli de l’Asie du sud-est, avec le retrait du Vietnam, assez similaire au retrait des forces américaines d’Afghanistan de l’ère Biden. Pourtant, à ce moment, il s’est engagé dans une diplomatie sans relâche, ce que Biden appelle aujourd’hui de ses vœux. S’il y a un exemple d’acharnement, c’est celui de la diplomatie de Kissinger au Moyen-Orient. Il n’avait pas l’appui de la force pour accomplir ses buts diplomatiques, à cause du retrait précisément. Il faisait face à une présidence qui implosait en raison de l’impeachment de Richard Nixon. Pourtant il fut capable, grâce à la diplomatie, de construire un ordre plus ou moins stable au Moyen-Orient qui dura trente ans, jusqu’à ce que les dirigeants américains le gâchent. De son point de vue, je pense, le retrait en lui-même n’aboutit pas à ce que les Américains tournent le dos au Moyen-Orient.

Les États-Unis ont toujours des intérêts importants dans la région, moins qu’avant certes, mais malgré tout importants. Alors qu’ils se tournent vers l’Asie, ils ne peuvent donc pas ignorer le besoin de maintenir la stabilité au Moyen-Orient. Je pense que les États-Unis sont passés du statut de puissance dominante dans la région au statut de puissance de soutien, se tournant vers des puissances régionales pour qu’elles prennent le relais, que ce soit Israël, les États arabes du Golfe, ou encore l’Égypte ou la Jordanie dans une moindre mesure, évidemment.

Voilà l’essentiel. L’Europe et les États-Unis jouent un rôle de puissance de soutien et c’est, je pense, exactement ce que Kissinger aurait en tête. L’Europe, avec les intérêts qu’elle a dans cette région, peut certainement contribuer à cet équilibre des pouvoirs. Mais le grand rôle de l’Europe, alors que les États-Unis essaient de faire face à la montée de la Chine, est de représenter un contrepoids face à la Russie. C’est là que les États-Unis seront davantage dépendant de l’Europe. Je pense qu’il est ridicule de penser qu’une frégate française dans le Pacifique va faire un différence dans l’équilibre des pouvoirs là-bas ; mais la France peut faire une grande différence dans l’équilibre des pouvoirs en Europe au moment où les États-Unis seront peut-être moins focalisés sur le Moyen-Orient et l’Europe. C’est là que le Vieux Continent a, je pense, un rôle très important à jouer.

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